Il est 23 heures, Colombes ferme
Balade dans les bars de la ville, après le couvre-feu décrété par la mairie

«C'est con, c'est con, c'est très con», répète Ahmed, le patron du Rendez-vous des artistes, un estaminet de Colombes, dans la banlieue parisienne. Il n'a reçu aucun courrier officiel. C'est dans le journal, le 5 novembre, qu'il a appris l'arrêté de fermeture des bars à 23 heures décidé par Nicole Gouéta, maire UMP (Libération du 5 décembre). Elue en mars 2001, après 35 ans de gauche à dominante communiste, la nouvelle maire affiche une obsession sécuritaire qui l'a conduite tour à tour à ordonner un couvre-feu pour les moins de 13 ans, à mettre en place une brigade de «sécurité de proximité» et un réseau de caméras de vidéo-surveillance.

Jusqu'à présent, c'était 2 heures du matin l'heure limite fixée par le préfet pour les Hauts-de-Seine. Mais chaque commune est libre sur son territoire. «A 23 heures, l'été, il y a encore du soleil ici», dit Ahmed, 63 ans. Son bar, une auberge proprette aux fenêtres à petits carreaux, est situé dans une rue de pavillons minuscules qui borde l'hôpital et son parc. Les soirs de week-end, un chanteur de raï vient parfois faire danser les dames de la cité des Grèves. Et les soirs de ramadan, les hommes passent boire un coup en douce, «par respect pour leur culture et leur famille», précise Shérif, un habitué.

Tranquillité. Ce mercredi soir de décembre, ils ne sont que trois au Rendez-vous. Kaci, 30 ans, est assis à une table. «Moi, je ne sors pas de Colombes, je vais du parc de l'Ile-Marante à la salle de sport et au café, tranquille.» Ali, graine de champion de boxe local, fréquente aussi le Rendez-vous pour boire des coups sans jamais en porter. «Ici, on passe des soirées impeccables. En sept ans, il n'y a jamais eu de plaintes des voisins. La police passe, mais ne s'arrête pas. Je n'ai jamais laissé un jeune fumer un joint. Ce n'est pas comme ça que la maire va mettre de l'ordre. ça n'empêchera pas les jeunes des cités d'acheter des packs de bière et de se bagarrer dehors», raconte Ahmed.

Son établissement fait partie de la poignée de bars dits «louches» aux yeux de Nicole Gouéta. Sur les 114 débits de boissons de cette ville de 80 000 habitants, moins d'une dizaine fermait tard. La plupart sont situés dans un habitat pavillonnaire planté de rares immeubles. Un environnement peu propice à nuire au sommeil des Colombiens. «Ceux qui sont visés par l'arrêté sont six petits bistrots arabes ou africains. D'après des riverains, certains occasionnent des nuisances sonores. Mais pourquoi ne pas les traiter au cas par cas, au lieu d'imposer un couvre-feu systématique avec des dérogations à la tête du client ?» dénonce Arielle Prat, présidente locale des Motivées. «Colombes est une jolie ville très mélangée. Mais la maire veut un musée-dortoir propre, comme Levallois et Le Vésinet, mais sinistre.»

Le directeur de cabinet de la maire, Christophe Soullez, assure qu'à 23 heures Colombes se met à l'heure des communes voisines. Il considère qu'il y a «cinq bars à problèmes», fréquentés par des jeunes des cités qui viennent se murger en fin de soirée. Feint de s'étonner du «tapage» occasionné par cet arrêté. Dénonce «l'amalgame» avec une politique sécuritaire, parle de «tranquillité». Précise que le nouveau chef de la police municipale, en cours de constitution, vient bien de Vitrolles, mais avait été recruté «avant l'arrivée des Megret». Au commissariat, on reste flou : «Il y a des plaintes pour des portières qui claquent, des bruits de voix et de musique. La maire reçoit des courriers. Globalement, il n'y a pas plus d'insécurité qu'il y a dix ans.»

Au Cadran, le café-concert du centre, le couvre-feu des bistrots sonne comme le glas. Pourtant, ce lieu culturel fréquenté tant par les Colombiens que les Parisiens à l'affût de musiques nouvelles n'est pas assujetti à la limite des 23 heures. «Pour nous, c'est 1 heure du matin le week-end, mais c'est l'heure où les gens commencent à s'amuser après le concert», regrette le patron. «Il y a une politique engagée d'épuration ethnique», résume Shérif, accoudé au comptoir.

Un projet immobilier haut de gamme devrait bientôt remplacer les deux barres HLM, au parc de l'Ile-Marante. «Ils ont scellé l'appartement d'un ami africain qui avait deux mois de retard de loyer. Ses petits frères y rentraient la nuit en cachette pour se changer. Les appartements vidés ne sont pas reloués», témoigne Nawef, 20 ans. A une table voisine, Laurent, scénariste, Colombien depuis trois ans, pense repartir à Paris «si les bars ferment, je ne vais pas pouvoir regarder les gens évoluer». Samuel, son pote promoteur de spectacles, renchérit : «La maire te dit : "T'habites en banlieue, tu rentres du boulot, tu regardes TF1 et tu dors."» Laurent ne comprend décidément pas cette décision. «Les gens vont aller picoler dehors. Sauf qu'avec Sarkozy t'es trois en bas de chez toi et tu te fais coffrer. Sans les bars ouverts tard, tu peux plus discuter, draguer. Et, en plus, tu peux plus aller aux putes.»

Dans un autre troquet du centre-ville, les avis sont partagés. «Après 23 heures, on ne rencontre que des pochetrons.» «De toute façon, c'est des bouis-bouis. Pour sortir tard, on va à Paris.» Gwenaël, 30 ans, électricien, raconte que «souvent vers 1 heure du matin, il y a une petite bande de racaille qui fout la merde. Ils manquent de respect aux filles, tu les frôles un peu et, poum, ça va partir. Sinon, l'ambiance est bonne». Tous précisent que c'est au patron de rappeler les règles. Mais il y a aussi ceux qui travaillent en horaires décalés et qui déplorent des dispositions municipales à contre-courant de l'évolution de la société. Désormais quand Sofiane, serveur, sort du boulot, il ne trouve plus un seul bar à Colombes où discuter avec des copains : «Je vais devoir me cailler sur mon scooter pour aller boire un coup sur les Champs (Elysées).»

Clandestinité. Sur les bords de Colombes, la Fougère est justement le point de ralliement des jeunes. «Si ça chauffe, on rétablit l'ordre», explique Amidou. Le tôlier ne croit pas à une salve de plaintes des riverains : «L'été, c'est moi qui surveille leurs pavillons quand ils sont en vacances.» A la périphérie, le seul bus de nuit longe des rues comme autant de couloirs silencieux et solitaires. Le Rond-Point, les Quatre Routes et les Chaperons sont fermés. Seuls l'Oslo et le Régal, des sandwicheries, restent ouverts jusqu'à 1 heure. Comme l'épicerie de Wakim, qui devrait «vendre plus d'alcool avec le couvre-feu» lui ont dit les policiers. A moins que le «couvre-feu» ne gonfle la clientèle de ces bistrots clandestins, derrière des devantures et dans des caves, où, selon un Colombien, «l'on boit des bières de 75 centilitres».

Plus loin, au pied de la «tour Sonacotra», il y a l'Oued. Une oasis. Il est 22 h 50. Plusieurs habitués regardent le deuxième match de foot Manchester-La Corogne à la télé. Assis seul à une table, un homme aux allures de marin regarde dans le vide. Au comptoir, Marc, dépanneur informatique, raconte à ses potes l'époque du Cadran, quand Jimmy Hendrix venait y jouer après l'Olympia dans les années 60. Un bruit de ferraille les interrompt. Sli, le serveur, descend le rideau de fer. Le marin se lève et part dormir dehors dans la nuit, son baluchon sur l'épaule. Trois heures plus tôt qu'avant.

Matthieu ECOIFFIER

Libération mardi 17 décembre 2002